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Et si on échappait au présentéisme?

Et si on échappait au présentéisme?

Dans un bureau cloisonné, le premier qui part a perdu. Le fondtionnement des entreprises d'en ressent.

© Getty Images

Sofia ne compte pas le temps qu’elle donne à son travail. Elle enchaîne les semaines de plus de cinquante heures, les samedis passés à avancer sur ses projets, les soirées à ajuster les derniers chiffres. Responsable en relations publiques dans l’horlogerie à tout juste 31 ans, la Jurassienne a du mal à préserver sa vie privée: «C’est un cercle vicieux: lorsque tu as montré ce que tu étais capable de faire en une (longue) journée, il est difficile de revenir en arrière et de dire à ton chef que tu as fait ton quota et que tu pars à 17 heures.»

Le mal dont souffre Sofia porte un nom: présentéisme. Pas celui qui consiste à demeurer scotchée à son poste de travail tout en s’y adonnant à d’autres activités (du chat sur Facebook aux réservations des prochaines vacances). Non: le présentéisme dit «compétitif», celui qui nous fait arriver la première au boulot et repartir la dernière, dans la crainte d’être mal notée par la hiérarchie ou de faire jaser les collègues. Lequel se prolonge, parfois, en surprésentéisme: être malade et venir travailler quand même.

Ce phénomène, nous disent les experts, a augmenté depuis 2008. Précarité, crainte de perdre son emploi, surcharge de travail et culture d’entreprise qui peinent à reconnaître l’existence et les effets pervers du présentéisme expliquent largement cette aggravation.

Toujours plus de femmes

«Le présentéisme ne se laisse pas mesurer aussi facilement que l’absentéisme, explique Brigitta Danuser, de l’Institut universitaire romand de la santé au travail. De plus, chacun a sa propre conception de la maladie, c’est très subjectif. C’est un mal difficile à quantifier.» De fait, sur ce sujet, les statistiques fédérales font défaut. Mais une étude menée en 2013 sur la dépression et la vie professionnelle en Suisse suffit à en dire long: 47% de la population active ayant été diagnostiquée «dépressive» continue de se rendre à son travail. Côté femmes, le pourcentage atteint les 55%.

D’expérience, Sofia a son explication. Pour elle, être femme dans un milieu dominé par des hommes incite à pousser toujours plus loin ses limites. «La femme doit s’imposer sans cesse, montrer ce qu’elle vaut, prouver qu’elle est à sa place», analyse-t-elle. C’est ainsi que, longtemps, la jeune cadre n’a pas osé dire non à son supérieur. Elle prenait sur elle, raccourcissait ses vacances et assurait sur tous les fronts. «Si je devais employer des personnes pour diriger des projets, j’embaucherais des femmes, sans hésiter!», s’exclame Alexandre des Isnards, coauteur de l’ouvrage «L’open space m’a tuer» (Editions Pocket). Selon lui, de par leur héritage culturel, les employées ont le sentiment d’avoir toujours à faire leurs preuves, elles intériorisent davantage la norme que leurs collègues masculins et ont tendance à se fixer les standards les plus élevés.

«Sans compter qu’elles sont obligées de mener de front vies professionnelle et familiale. Statistiquement, en effet, elles gèrent les tâches ménagères à 80%», renchérit Marlène Schiappa, mère de deux filles, adjointe au maire du Mans, en France, et auteure du blog «Maman travaille». Celle qui a signé le livre «J’arrête de m’épuiser» (Editions Eyrolles) avait touché le fond à force de s’éreinter au travail comme à la maison.

A l’origine de son épuisement: le présentéisme, encore lui. «Chez moi, il était physique, mais aussi virtuel. Le télétravail se développe, mais celles et ceux qui le pratiquent s’échinent à montrer leurs résultats, leur présence, leur productivité…» Sans oublier le sentiment de culpabilité, meilleur ami du présentéisme. Marlène mettait ainsi un point d’honneur à ne jamais dire non à son supérieur, elle enchaînait les séances... tout en continuant à être présente à 100% pour ses enfants, à assurer les goûters d’anniversaire, les bricolages et les soirées parentales! «Je me sentais toujours coupable. Il m’était donc impossible de trouver un équilibre entre mes deux vies, se souvient-elle. On culpabilise de ne pas s’occuper assez de sa famille mais, quand on n’est pas au travail, on culpabilise de ne pas s’y investir suffisamment: c’est sans fin.»

L’open space, cet ennemi

La fin, pour Marlène, est venue le jour où elle s’est fait hospitaliser d’urgence, «dans un état inquiétant». Sur place, on lui apprend qu’elle souffre d’un choc septique, mal courant chez les personnes épuisées. «Il a fallu dix jours pour que la fièvre chute et que l’on me retire les perfusions de toutes sortes, écrit-elle dans son livre. Pendant mon séjour à l’hôpital, je me suis aperçue que je me «maltraitais» en m’épuisant.» Dont acte.

Pour Alexandre des Isnards, l’augmentation de la présence assidue sur le lieu de travail est à mettre en lien avec la prolifération des open spaces et l’évolution de la culture d’entreprise qui en découle. «Il y a vraiment un manque de confiance vis-à-vis des salariés. Beaucoup de managers pensent que, s’ils ne les voient pas, c’est qu’ils ne travaillent pas», décrypte le spécialiste. L’open space devient donc un instrument de management à part entière. Les employés se surveillent les uns les autres, se conforment aux heures qu’effectuent leurs collègues. «Dans un bureau décloisonné, le premier qui part a perdu, résume l’expert. Le fonctionnement des entreprises s’en ressent: avec les évaluations, de plus en plus, on est jugé sur son attitude et ses compétences comportementales plutôt que sur ses véritables résultats. A long terme, jouer cette comédie peut être extrêmement fatiguant. Et destructeur.»

Un défi pour les décideurs

Egalement appelé «burn-in», le présentéisme prépare souvent le terrain d’un ennemi autrement plus dur et long à combattre: le burn-out. Car cette présence abusive sur le lieu de travail affecte les employés. Ils sont physiquement présents mais démotivés, fatigués; ils souffrent de somatisations diverses et se révèlent peu productifs.

Fondateur du cabinet Midori Consulting, Matthieu Poirot est de ceux qui sont persuadés que «l’enjeu du développement de la santé psychologique au travail est devenu un impératif économique et social». Récemment, il rappelait dans les colonnes du «Figaro» qu’«En France, pour les entreprises, le coût du présentisme est deux fois plus élevé que celui de l’absentéisme».

Pour le consultant et coach, comme pour bien d’autres, investir sur la qualité de vie au travail apparaît donc comme une évidente nécessité. Ce qui n’empêche pas nombre d’employeurs de continuer à viser la seule baisse des taux d’absentéisme. «Une étude scandinave a pourtant établi que les gens qui n’ont aucune absence ne sont pas ceux qui sont en meilleure santé, explique Norbert Semmer, professeur en psychologie du travail à l’Université de Berne. Et d’autres chercheurs ont démontré que, si l’on ne se rend pas au travail lorsque l’on est malade, on guérit bien plus vite.» Ce que semblent avoir compris certaines grandes entreprises françaises, notamment les trente-cinq (Axa, Carrefour, LVMH, etc.) qui ont signé une charte visant à respecter «l’équilibre des temps de vie» de leurs salariés.

Et la Suisse, dans tout ça? Pour l’heure, elle tarde à se préoccuper de son présentéisme. «Nous avons un rapport très fort au travail, explique Pierre-Yves Gerber, coach à Concordis, Coaching & Consulting. Le marché du travail helvétique est extrêmement libéral, alors les gens ont parfois peur de perdre leur job et font beaucoup de sacrifices pour garder leur poste. C’est intrinsèque aux valeurs suisses.»

Mettre en place des cultures d’entreprise saines à travers des processus RH bien établis est sans doute un des défis qui attendent les décideurs. En attendant, tout un chacun peut continuer de s’exténuer par excès de zèle... ou se redonner la priorité dans sa propre existence. Comme l’a fait Sofia, qui a décidé un beau jour de changer les choses par elle-même. «Après deux ans, j’ai appris à dire non à mon supérieur, raconte-t-elle. Et je me force à faire une vraie coupure en rentrant chez moi. Sauf en cas d’extrême urgence, le travail n’y a plus sa place. J’ai instauré des garde-fous qui me sécurisent. Le travail? Désormais, c’est loin d’être toute ma vie.»

5 clés pour en finir avec le présentéisme

1. Créez votre propre espace de travail Vous travaillez au sein d’un open space? Pour survivre dans cet environnement hostile, cloisonnez-vous! Vous vous sentirez moins exposée. Et serez moins tentée de vous comparer… et de culpabiliser si d’aventure vous partez avant vos collègues. Vous avez bouclé vos tâches du jour? Filez vite et envoyez valser les qu’en- dira-t-on. Vous n’en serez que plus productive demain.

2. Prenez du recul Se remettre en question, déconstruire la situation qui nous pose problème: facile à dire? Faites appel à un coach! Rien de tel que de partager les obstacles auxquels vous vous heurtez avec un (bon) professionnel. Il saura vous accompagner, vous aider à remettre les choses en perspective et à déterrer les vieilles craintes qui souvent vous freinent bien plus que la situation réelle.

3. Apprenez le respect… de vous Pourquoi votre supérieur hiérarchique vous respecterait-il davantage que vous ne le faites vous-même? Certes, il faut du courage pour (lui) dire non, surtout quand on a tôt appris à être une «gentille fille». Mais il est peut-être temps de réaliser que, mieux vous vous écoutez, mieux les autres entendent vos arguments. Même le big boss!

4. Ajustez votre temps de travail Une fois regagnée votre confiance en vous, vous saurez gagner celle de votre supérieur… Et obtenir, dans la gestion de votre job, la marge de manœuvre nécessaire. Que vous soyez sur place à 7 h ou fassiez du télétravail un jour par semaine, l’important reste le travail accompli. Il le sait bien.

5. Donnez-vous la priorité Remettre ses besoins au centre, tel est le secret d’une alliance réussie entre vies pro et perso. Le bon réflexe: une to do list hiérarchisant le prioritaire et l’accessoire. Une hypothétique augmentation vaut-elle réellement que vous y sacrifiiez votre santé, vos amis, vos amours ou vos soirées «Games of Thrones?»

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